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Feuilleton
 
Voici le XXXIIème et ultime chapitre de Thérèse Raquin.
Cinq mois environ après son mariage, Thérèse eut une épouvante. Elle acquit la certitude qu’elle était enceinte. La pensée d’avoir un enfant de Laurent lui paraissait monstrueuse, sans qu’elle s’expliquât pourquoi. Elle avait vaguement peur d’accoucher d’un noyé. Il lui semblait sentir dans ses entrailles le froid d’un cadavre dissous et amolli. A tout prix, elle voulut débarrasser son sein de cet enfant qui la glaçait et qu’elle ne pouvait porter davantage. Elle ne dit rien à son mari, et, un jour après l’avoir cruellement provoqué, comme il levait le pied contre elle, elle présenta son ventre.

          Laurent se douta alors que Thérèse lui cachait quelque chose. Il s’arrêta net dans son élan, observa, scruta son épouse allongée à terre, les cheveux en bataille, les yeux mouillés et la peur qui se lisait sur son visage. Elle se disait sûrement que Laurent venait de découvrir une partie du secret. Après de longues minutes d’observation, Laurent en était sûr : le ventre de son épouse s’était arrondi. Il se jeta à genoux, se mit à pleurer et à embrasser la jeune femme. Pour la première fois depuis longtemps, Mme Raquin fut émue de voir ses enfants ainsi mais conserva sa haine envers eux. Laurent se releva et déclara à sa femme qu’il souhaitait qu’elle garde cet enfant, son fils. Thérèse refusa et essaya de provoquer une nouvelle fois les foudres de son mari. Mais celui-ci n’était désormais plus le même homme. Thérèse s’aperçut de ce changement et lui trouva une sensibilité inconnue jusqu’alors.

          Il se faisait tard, Laurent mis Mme Raquin au lit, puis Thérèse et s’assura que rien ne pourrait provoquer une fausse couche volontaire de Thérèse. Il rangea tous les couteaux et les autres objets semblables en hauteur de façon à ce que même montée sur une chaise, elle ne puisse les attraper.

          Laurent prit la décision d’officialiser la grossesse de Thérèse. Il attendit avec impatience le jeudi où il annonça solennellement la grande nouvelle. Ce fut un concours de pleurs, de rires et d’applaudissements. Laurent trouva bonne l’idée de demander à Suzanne de s’occuper de la femme enceinte quand il serait absent. Elle accepta, bien évidemment, sans réfléchir. Cette soirée du jeudi fut bien différente des autres, on parla de cet enfant, du futur des jeunes parents, on en oublia presque de jouer aux dominos. Soudain, Grivet se souvint de la tentative infructueuse de Mme Raquin pour dévoiler la vérité sur la mort de Camille et le lui rappela de cette délicate manière : « C’était donc cela que vous vouliez nous dire l’autre soir, chère amie ». Mme Raquin se mit à pleurer de tristesse et de colère tandis que l’imbécile commis aux chemins de fer y vit des larmes de bonheur et la félicita à nouveau.

          Lorsqu’ils furent tous partis, Mme Raquin se décida à laisser la mort l’envahir s’il le fallait et qu’elle ne se battrait pas contre. De son côté, Thérèse se décida à faire revivre Camille par l’intermédiaire de son enfant et, ainsi, regagner la confiance de sa tante.

          Suzanne Michaud annonça à Thérèse qu’elle était également enceinte. Les deux femmes échangeaient leurs sensations et leurs émotions ce qui les rapprochaient de plus en plus. Si Suzanne s’est prise d’amitié pour Thérèse immédiatement, ce n’était jusqu’alors pas réciproque mais commençait à le devenir. Thérèse appréciait maintenant l’épouse d’Olivier tous les jours un peu plus, attendait son arrivée avec impatience et ressentait un manque lorsqu’elle partait. En bref, elle était devenue son amie !

          De leur côté, les deux maris aussi s’entendait mieux. Ils avaient toujours eu des rapports cordiaux, un peu teintés d’hypocrisie, mais jamais d’amitié jusqu’à ce jour. Désormais, les soirées du jeudi furent très longues pour Grivet, qui, ne pouvant plus discuter avec Mme Raquin se sentait seul au milieu des couples, maintenant amis, auxquels s’ajoutait un futur grand-père ravi. Les deux couples s’entendirent à le désigner parrain des futurs enfants. Cela le combla, et, peu à peu, il parvint à s’intégrer dans les conciliabules.

          Pendant ce temps, Mme Raquin rendait la vie de plus en plus insupportable à ses neveux. Elle devint exécrable, refusant que Laurent l’amène dans la salle à manger, et le mordant au sang. Mais jamais Laurent n’eut l’idée de lui faire subir le même sort que Camille ou que le chat François. Il était presque devenu bon et attentionné. S’il arrivait toujours des disputes dans le couple, la résolution était rapidement trouvée rapidement et l’ambiance devenait plus sereine.

          Au fil des jours, les ventres s’arrondissaient, les esprits des futurs pères devenaient de plus en plus soumis aux contraintes à venir, mais ceux-ci avaient toujours le sourire. Six mois après l’annonce de la grossesse de Thérèse, une terrible nouvelle tomba : les jours de Mme Raquin étaient comptés. Les pronostics les plus positifs posaient l’éventualité de ne pas voir la naissance des enfants. Mme Raquin se contenta de sourire lorsqu’elle apprit ça, la vie, bien que courte désormais, lui devenait légère. Cependant, elle continua de pourrir la vie des époux, faisant tomber avec sa chaise tous les objets qu’elle trouvait sur son passage.

          La semaine suivante, la soirée du jeudi ne se déroula pas, pour la première fois depuis quatre ans, chez Thérèse et Laurent mais chez les Michaud pour le trentième anniversaire de Suzanne. Tout le monde attendait cette soirée avec impatience. Laurent décida qu’il était préférable de laisser la vieille tante à la maison, que de toute façon elle n’aimait personne. Grivet, quand à lui, voulut rester auprès de sa vieille amie, les autres invités et hôtes n’y virent pas d’inconvénient.

          Thérèse et Laurent arrivèrent chez leurs amis dont le père était déjà présent. Embrassades et félicitations se succédèrent quand tout à coup Suzanne et Thérèse se plaignirent en même temps de fortes douleurs au ventre. Les futurs pères et grand-père les emmenèrent à la clinique la plus proche où les enfants naquirent au petit matin à quelques heures de différence. Grivet fut très rapidement mis au courant de la venue au monde des deux enfants et se précipita au-dessus des berceaux de ses filleuls. Les prénoms furent donnés : Jeanne pour la fille des Michaud et … Camille pour le fils de Thérèse et Laurent.

          Lorsqu’ils entrèrent au Passage du Pont-Neuf, les hommes annoncèrent la nouvelle à l’impotente qui grimaça lorsqu’elle apprit le prénom du fils des assassins de son fils, de SON fils. Elle entra dans une colère noire, se mit à émettre des sons rauques exprimant sa rage, ses yeux fusillaient, massacraient Laurent qui s’enfuit en courant. Grivet et le vieux Michaud retinrent, calmèrent la vieille femme. Ils venaient d’obtenir une partie du secret !!

          Quelques heures plus tard, Grivet, Olivier et son père retrouvèrent Laurent qui noyait son chagrin dans un café. Ils lui apprirent la nouvelle : ils avaient décidé de ne rien révéler au commissariat malgré les aveux de Thérèse pour préserver l’enfant. De son côté, la vieille Raquin se convainquit de ne plus forcer sa mort parce qu’elle était désormais persuadée qu’elle verrait mourir les assassins de son fils – Laurent en était lui aussi convaincu.

          La semaine suivante, la police, prévenue par Grivet, arriva au Passage du Pont-Neuf où elle découvrit le corps de Laurent auprès duquel se trouvait un mot : « Lorsque vous trouverez ce billet, je serai loin avec mon fils, alors que Laurent sera en enfer où il paiera le meurtre de Camille. Comme vous vous en doutez, chers gendarmes, c’est moi qui ai tué Laurent car je ne supportais plus le regard de ma tante. Elle ne tardera pas à rejoindre son fils, je le lui souhaite. De mon côté, une nouvelle vie s’annonce avec mon fils et un poids en moins sur mon cœur. Thérèse ». N’ayant trouvé aucune trace de l’endroit où Thérèse s’est enfuie, le commissariat de police décida de ne pas poursuivre d’enquête, grâce aux Michaud qui menacèrent de quitter leur poste si des poursuites étaient engagées.

          Et au fond de la boutique, la vieille jubilait, se délectait de ce bonheur futur évanoui. Sa vengeance étant enfin accomplie, elle put reposer en paix.


Q.Maricourt