...si ce
n'est à vous, le premier magistrat du pays ?
La
vérité d'abord sur le procès et sur la
condamnation de Dreyfus.
Un
homme néfaste a tout mené, a tout fait, c'est
le colonel du Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l'affaire
Dreyfus tout entière, on ne la connaîtra que
lorsqu'une enquête loyale aura établi nettement
ses actes et ses responsabilités. Il apparaît
comme l'esprit le plus fumeux, le plus compliqué,
hanté d'intrigues romanesques, se complaisant aux moyens des
romans-feuilletons, les papiers volés, les lettres anonymes,
les rendez-vous dans les endroits déserts, les femmes
mystérieuses qui colportent, de nuit, des preuves
accablantes. C'est lui qui imagina de dicter le bordereau à
Dreyfus ; c'est lui qui rêva de l'étudier
dans une pièce entièrement revêtue de
glaces ; c'est lui que le commandant Forzinetti nous
représente armé d'une lanterne sourde, voulant se
faire introduire près de l'accusé endormi, pour
projeter sur son visage un brusque flot de lumière et
surprendre ainsi son crime, dans l'émoi du
réveil. Et je n'ai pas à tout dire, qu'on
cherche, on trouvera. Je déclare simplement que le
commandant du Paty de Clam, chargé d'instruire l'affaire
Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l'ordre des dates et des
responsabilités, le premier coupable de l'effroyable erreur
judiciaire qui a été commise.
Le
bordereau était depuis quelque temps
déjà entre les mains du colonel Sandherr,
directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie
générale. Des
« fuites » avaient lieu, des
papiers disparaissaient comme il en disparaît aujourd'hui
encore ; et l'auteur du bordereau était
recherché, lorsqu'un a priori se fit
peu à peu que cet auteur ne pouvait être qu'un
officier de l'état-major, et un officier
d'artillerie : double erreur manifeste, qui montre assez quel
esprit superficiel on avait étudié ce bordereau,
car un examen raisonné démontre qu'il ne pouvait
s'agir que d'un officier de troupe. On cherchait donc dans la maison,
on examinait les écritures, c'était comme une
affaire de famille, un traître à surprendre dans
les bureaux mêmes, pour l'en expulser. Et, sans que je
veuille refaire ici une histoire connue en partie, le commandant du
Paty de Clam entre en scène, dès qu'un premier
soupçon tombe sur Dreyfus : A partir de ce moment,
c'est lui qui a invente Dreyfus, l'affaire devient son affaire, il se
fait fort de confondre le traître, de l'amener à
des aveux complets. Il y a bien le ministre de la guerre, le
général Mercier, dont l'intelligence semble
médiocre ; il y a bien le chef de
l'état-major, le général de
Boisdeffre, qui parait avoir cédé à sa
passion cléricale, et le sous-chef de
l'état-major. le général Gonse, dont
la conscience a pu s'accommoder de beaucoup de choses. Mais, au fond,
il n'y a d'abord que le commandant du Paty de Clam, qui les
mène tous, qui les hypnotise, car il s'occupe aussi de
spiritisme, d'occultisme, il converse avec les esprits. On ne croira
jamais les expériences auxquelles il a soumis le malheureux
Dreyfus, les pièges dans lesquels il a voulu le faire
tomber, les enquêtes folles, les imaginations monstrueuses,
toute une démence torturante.
Ah !
cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui la
connaît dans ses détails vrais ! Le
commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le met au secret.
Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle,
son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s'arrachait la
chair, hurlait son innocence. Et l'instruction a
été faite ainsi, comme dans une chronique du
quinzième siècle, au milieu du
mystère, avec une complication d'expédients
farouches, tout cela basé sur une seule charge enfantine, ce
bordereau imbécile, qui n'était pas seulement une
trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente des
escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient
presque tous sans valeur. Si j'insiste, c'est que l'œuf est
ici, d'où va sortir plus tard le vrai crime,
l'épouvantable déni de justice dont la France est
malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l'erreur judiciaire
a pu être possible, comment elle est née des
machinations du commandant du Paty de Clam, comment le
général Mercier, les
généraux de Boisdeffre et Gonse ont pu s'y
laisser prendre, engager peu à peu leur
responsabilité dans cette erreur, qu'ils ont cru devoir,
plus tard, imposer comme la vérité sainte, une
vérité qui ne se discute même pas. Au
début, il n'y a donc de leur part que de l'incurie et de
l'inintelligence. Tout au plus, les sent-on céder aux
passions religieuses du milieu et aux préjugés de
l'esprit de corps. Ils ont laissé faire la sottise.
Mais
voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus
absolu est exigé. Un traître aurait ouvert la
frontière à l'ennemi, pour conduire l'empereur
allemand jusqu'à Notre-Dame, qu'on ne prendrait pas des
mesures de silence et de mystère plus étroites.
La nation est frappée de stupeur, on chuchote des faits
terribles, de ces trahisons monstrueuses qui indignent l'histoire, et
naturellement la nation s'incline. Il n'y a pas de châtiment
assez sévère, elle applaudira à la
dégradation publique, elle voudra que le coupable reste sur
son rocher d'infamie dévoré par le remords.
Est-ce donc vrai, les choses indicibles, les choses dangereuses,
capables de mettre l'Europe en flammes, qu'on a dû enterrer
soigneusement derrière ce huis clos ?
Non ! il n'y a eu, derrière, que les imaginations
romanesques et démentes du commandant du Paty de Clam. Tout
cela n'a été fait que pour cacher le plus
saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s'en assurer,
d'étudier attentivement l'acte d'accusation lu devant le
conseil de guerre.
Ah ! le néant de cet acte d'accusation ! Qu'un
homme ait pu être condamné sur cet acte, c'est un
prodige d'iniquité. Je défie les
honnêtes gens de le lire, sans que leur cœur
bondisse d'indignation et crie leur révolte, en pensant
à l'expiation démesurée,
là-bas, à l'île du Diable. Dreyfus sait
plusieurs langues, crime ; on n'a trouvé chez lui
aucun papier compromettant, crime ; il va parfois dans son
pays d'origine, crime ; il est laborieux, il a le souci de
tout savoir, crime ; il ne se trouble pas, crime ; il
se trouble, crime. Et les naïvetés de
rédaction, les formelles assertions dans le vide !
On nous avait parlé de quatorze chefs
d'accusation : nous n'en trouvons qu'une seule en fin de
compte, celle du bordereau ; et nous apprenons même
que les experts n'étaient pas d'accord, qu'un d'eux, M.
Gobert, a été bousculé militairement,
parce qu'il se permettait de ne pas conclure dans le sens
désiré. On parlait aussi de vingt-trois officiers
qui étaient venus accabler Dreyfus de leurs
témoignages. Nous ignorons encore leurs interrogatoires,
mais il est certain que tous ne l'avaient pas
chargé ; et il est à remarquer, en
outre, que tous appartenaient aux bureaux de la guerre. C'est un
procès de famille, on est là entre soi, et il
faut s'en souvenir : l'état-major a voulu le
procès, l'a jugé, et il vient de le juger une
seconde fois.
Donc, il ne restait
que le bordereau, sur lequel les experts ne
s'étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du
conseil, les juges allaient naturellement acquitter. Et, dès
lors, comme l'on comprend l'obstination
désespérée avec laquelle, pour
justifier la condamnation, on affirme aujourd'hui l'existence d'une
pièce secrète, accablante, la pièce
qu'on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle
nous devons nous incliner, le bon dieu invisible et inconnaissable. Je
la nie, cette pièce, je la nie de toute ma
puissance ! Une pièce ridicule, oui,
peut-être la pièce où il est question
de petites femmes, et où il est parlé d'un
certain D... qui devient trop exigeant, quelque mari sans doute
trouvant qu'on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une
pièce intéressant la défense
nationale, qu'on, ne saurait produire sans que la guerre fût
déclarée demain, non, non ! C'est un
mensonge ; et cela est d'autant plus odieux et cynique qu'ils
mentent impunément sans qu'on puisse les en convaincre. Ils
ameutent la France, ils se cachent derrière sa
légitime émotion, ils ferment les bouches en
troublant les cœurs, en pervertissant les esprits. Je ne
connais pas de plus grand crime civique.
Voila
donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent
comment une erreur judiciaire a pu être commise ; et
les preuves morales, la situation de fortune de Dreyfus, l'absence de
motifs, son continuel cri d'innocence, achèvent de le
montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du
commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où
il se trouvait, de la chasse aux « sales
juifs », qui déshonore notre
époque.
Et nous
arrivons à l'affaire Esterhazy. Trois ans se sont
passés, beaucoup de consciences restent troublées
profondément, s'inquiètent, cherchent, finissent
par se convaincre de l'innocence de Dreyfus.
Je ne
ferai pas l'historique des doutes, puis de la conviction de M.
Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouillait de son
côté, il se passait des faits graves à
l'état-major même. Le colonel Sandherr
était mort et le lieutenant-colonel Picquart lui avait
succédé comme chef du bureau des renseignements.
Et c'est à ce titre, dans l'exercice de ses fonctions, que
ce dernier eut un jour entre les mains une
lettre-télégramme, adressée au
commandant Esterhazy, par un agent d'une puissance
étrangère. Son devoir strict était
d'ouvrir une enquête. La certitude est qu'il n'a jamais agi
en dehors de la volonté de ses supérieurs. Il
soumit donc ses soupçons à ses
supérieurs hiérarchiques, le
général Gonse, puis le
général de Boisdeffre, puis le
général Billot, qui avait
succédé au général Mercier
comme ministre de la guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a
été tant parlé, n'a jamais
été que le dossier Billot, j'entends le dossier
fait par un subordonné pour son ministre, le dossier qui
doit exister encore au ministère de la guerre. Les
recherches durèrent de mai à septembre 1896, et
ce qu'il faut affirmer bien haut, c'est que le
général Gonse était convaincu de la
culpabilité d'Esterhazy, c'est que le
général de Boisdeffre et le
général Billot ne mettaient pas en doute que le
fameux bordereau fût de l'écriture d'Esterhazy.
L'enquête du lieutenant-colonel Picquart avait abouti
à cette constatation certaine. Mais l'émoi
était grand, car la condamnation d'Esterhazy
entraînait inévitablement la révision
du procès Dreyfus ; et c'était ce que
l'état-major ne voulait à aucun prix.
Il dut y avoir là
une minute psychologique pleine
d'angoisse. Remarquez que le général Billot
n'était compromis dans rien, il arrivait tout frais, il
pouvait faire la vérité. Il n'osa pas, dans la
terreur sans doute de l'opinion publique, certainement aussi dans la
crainte de livrer tout l'état-major, le
général de Boisdeffre, le
général Gonse, sans compter les sous-ordres.
Puis, ce ne fut là qu'une minute de combat entre sa
conscience et ce qu'il croyait être
l'intérêt militaire. Quand cette minute fut
passée, il était déjà trop
tard. Il s'était engagé, il était
compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité n'a fait que
grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il est
aussi coupable que les autres, il est plus coupable qu'eux, car il a
été le maître de faire justice, et il
n'a rien fait. Comprenez-vous cela ! voici un an que le
général Billot, que les
généraux de Boisdeffre et Gonse savent que
Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette
effroyable chose. Et ces gens-là dorment, et ils ont des
femmes et des enfants qu'ils aiment !
Le colonel Picquart
avait rempli son devoir d'honnête homme.
Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de
la justice. Il les suppliait même, il leur disait combien
leurs délais étaient impolitiques devant le
terrible orage qui s'amoncelait, qui devait éclater, lorsque
la vérité serait connue Ce fut, plus tard, le
langage que M. Scheurer-Kestner tint également au
général Billot, l'adjurant par patriotisme de
prendre en main l'affaire, de ne pas la laisser s'aggraver, au point de
devenir un désastre public. Non ! le crime
était commis, l'état-major ne pouvait plus avouer
son crime. Et le lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en
mission, on l'éloigna de plus loin en plus loin, jusqu'en
Tunisie, ou l'on voulut même un jour honorer sa bravoure, en
le chargeant d'une mission qui l'aurait fait sûrement
massacrer, dans les parages où le marquis de
Morès a trouvé la mort. Il n'était pas
en disgrâce, le général Gonse
entretenait avec lui une correspondance amicale. Seulement, il est des
secrets qu'il ne fait pas bon d'avoir surpris.
A Paris, la
vérité marchait,
irrésistible, et l'on sait de quelle façon
l'orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus
dénonça le commandant Esterhazy comme le
véritable auteur du bordereau, au moment ou M.
Scheurer-Kestner allait déposer, entre les mains du garde
des sceaux, une demande en révision du procès. Et
c'est ici que le commandant Esterhazy parait. Des
témoignages le montrent d'abord affolé,
prêt au suicide ou a la fuite. Puis, tout d'un coup, il paye
d'audace, il étonne Paris par la violence de son attitude.
C'est que du secours lui était venu, il avait
reçu une lettre anonyme l'avertissant des menées
de ses ennemis, une dame mystérieuse s'était
même dérangée de nuit pour lui remettre
une pièce volée à
l'état-major qui devait le sauver. Et je ne puis
m'empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel
du Paty de Clam, en reconnaissant les expédients de son
imagination fertile. Son œuvre, la culpabilité de
Dreyfus, était en péril, et il a voulu
sûrement défendre son œuvre. La
révision du procès, mais c'était
l'écroulement du roman-feuilleton si extravagant, si
tragique, dont le dénouement abominable a lieu à
l'île du Diable ! C'est ce qu'il ne pouvait
permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu entre le
lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel du Paty de Clam,
l'un le visage découvert, l'autre masqué. On les
retrouvera prochainement tous deux devant la justice civile. Au fond,
c'est toujours l'état-major qui se défend, qui ne
veut pas avouer son crime, dont l'abomination grandit d'heure en heure.
On s'est
demandé avec stupeur quels étaient les
protecteurs du commandant Esterhazy. C'est d'abord, dans l'ombre, le
lieutenant-colonel du Paty de Clam qui a tout machiné, qui a
tout conduit. Sa main se trahit aux moyens saugrenus. Puis, c'est le
général de Boisdeffre, c'est le
général Gonse, c'est le
général Billot lui-même, qui sont bien
obligés de faire acquitter le commandant, puisqu'ils ne
peuvent laisser reconnaître l'innocence de Dreyfus, sans que
les bureaux de la guerre croulent sous le mépris public. Et
le beau résultat de cette situation prodigieuse, c'est que
l'honnête homme là-dedans, le lieutenant-colonel
Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime,
celui qu'on bafouera et qu'on punira. O justice, quelle affreuse
désespérance serre le cœur !
On va jusqu'à dire que c'est lui le faussaire, qu'il a
fabriqué la carte-télegramme pour perdre
Esterhazy. Mais, grand Dieu ! pourquoi ? dans quel
but ? Donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi
est payé par les juifs ? Le joli de l'histoire est
qu'il était justement antisémite. Oui !
nous assistons à ce spectacle infâme des hommes
perdus de dettes et de crimes dont on proclame l'innocence, tandis
qu'on frappe l'honneur même, un homme à la vie
sans tache ! Quand une société en est
la, elle tombe en décomposition.
Voila
donc, monsieur le Président, l'affaire
Esterhazy : un coupable qu'il s'agissait d'innocenter. Depuis
bientôt deux mois, nous pouvons suivre heure par heure la
belle besogne. J'abrège, car ce n'est ici, en gros, que le
résumé de l'histoire dont les brûlantes
pages seront un jour écrites tout au long. Et nous avons
donc vu le général de Pellieux, puis le comandant
Ravary, conduire une enquête scélérate
d'où les coquins sortent transfigurés et les
honnêtes gens salis. Puis, on a convoqué le
conseil de guerre.
Comment
a-t-on pu espérer qu'un conseil de guerre
déferait ce qu'un conseil de guerre avait fait ?
Je ne
parle même pas du choix toujours possible des juges.
L'idée supérieure de discipline, qui est dans le
sang de ces soldats, ne suffit-elle à infirmer leur pouvoir
même d'équité ? Qui dit
discipline dit obéissance. Lorsque le ministère
de la guerre, le grand chef, a établi publiquement, aux
acclamations de la représentation nationale,
l'autorité absolue de la chose jugée, vous voulez
qu'un conseil de guerre lui donne un formel
démenti ? Hiérarchiquement, cela est
impossible. Le général Billot a
suggestionné les juges par sa déclaration, et ils
ont jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner.
L'opinion préconçue qu'ils ont
apportée sur leur siège est évidement
celle-ci : « Dreyfus a
été condamné pour crime de trahison
par un conseil de guerre ; il est donc coupable et nous,
conseil de guerre, nous ne pouvons le déclarer
innocent ; or nous savons que reconnaître la
culpabilité d'Esterhazy ce serait proclamer l'innocence de
Dreyfus. » Rien ne pouvait les faire sortir de
là.
Ils ont
rendu une sentence inique qui à jamais
pèsera sur nos conseils de guerre, qui entachera
désormais de suspicion tous leurs arrêts. Le
premier conseil de guerre a pu être inintelligent, le second
est forcément criminel. Son excuse, je le
répète, est que le chef suprême avait
parlé, déclarant la chose jugée
inattaquable, sainte et supérieure aux hommes, de sorte que
des inférieurs ne pouvaient dire le contraire. On nous parle
de l'honneur de l'armée, on veut que nous l'aimions que nous
la respections. Ah ! certes oui, l'armée qui se
lèverait à la première menace, qui
défendrait la terre française, elle est tout le
peuple et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne
s'agit pas d'elle dont nous voulons justement la dignité,
dans notre besoin de justice. Il s'agit du sabre, le maître
qu'on nous donnera demain peut-être. Et baiser
dévotement la poignée du sabre, le dieu,
non !
Je l'ai démontré d'autre
part :
l'affaire Dreyfus était l'affaire des bureaux de la guerre,
un officier de l'état-major, dénoncé
par ses camarades de l'état major, condamné sous
la pression des chefs de l'état-major. Encore une fois, il
ne peut revenir innocent, sans que tout l'état-major soit
coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des
campagnes de presse, par des communications, par des influences,
n'ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus.
Ah ! quel coup de balai le gouvernement républicain
devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que
les appelle le général Billot
lui-même ! Où est-il, le
ministère vraiment fort et d'un patriotisme sage, qui osera
tout y refondre et tout y renouveler ? Que de gens je connais
qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse en sachant dans
quelles mains est la défense nationale ! et quel
nid de basses intrigues, de commérages et de dilapidations,
est devenu cet asile sacré, où se
décide le sort de la patrie ! On
s'épouvante devant le jour terrible que vient d'y jeter
l'affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d'un malheureux. d'un
« sale juif » !
Ah ! tout ce qui s'est agité là de
démence et de sottise, des imaginatiens folles, des
pratiques de basse police, des mœurs d'inquisition et de
tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs
bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de
vérité et de justice, sous le prétexte
menteur et sacrilège de la raison d'Etat.
Et c'est un crime encore que de
s'être appuyé sur
la presse immonde, que de s'être laissé
défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que
voilà la fripouille qui triomphe insolemment dans la
défaite du droit et de la simple probité. C'est
un crime d'avoir accusé de troubler la France ceux qui la
veulent généreuse, à la tête
des nations libres et justes, lorsqu'on ourdit soi-même
l'impudent complot d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est un
crime d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de
mort cette opinion qu'on a pervertie, jusqu'à la faire
délirer. C'est un crime d'empoisonner les petits et les
humbles, d'exaspérer les passions de réaction et
d'intolérance, en s'abritant derrière l'odieux
antisémitisme, dont la grande France libérale des
droits de l'homme mourra, si elle n'en est pas guérie. C'est
un crime que d'exploiter le patriotisme pour des œuvres de
haine, et c'est un crime enfin que de faire du sabre le dieu moderne,
lorsque toute la science humaine est au travail pour l'œuvre
prochaine de vérité et de justice.
Cette
vérité, cette justice, que nous avons si
passionnément voulues, quelle détresse
à les voir ainsi souffletées, plus
méconnues et plus obscurcies ! Je me doute de
l'écroulement qui doit avoir lieu dans l`âme de M.
Scheurer-Kestner, et je crois bien qu'il finira par éprouver
un remords, celui de n'avoir pas agi révolutionnairement, le
jour de l'interpellation au Sénat, en lâchant tout
le paquet, pour tout jeter à bas. Il a
été le grand honnête homme, l'homme de
sa vie loyale, il a cru que la vérité se
suffisait à elle-même, surtout lorsqu'elle lui
apparaissait éclatante comme le plein jour. A quoi bon tout
bouleverser, puisque bientôt le soleil allait luire? Et c'est
de cette sérénité confiante dont il
est si cruellement puni. De même pour le lieutenant-colonel
Picquart, qui, par un sentiment de haute dignité, n'a pas
voulu publier les lettres du général Gonse. Ces
scrupules l'honorent d'autant plus, que, pendant qu'il restait
respectueux de la discipline, ses supérieurs le faisaient
couvrir de boue, instruisaient eux-mêmes son
procès, de la façon la plus inattendue et la plus
outrageante. Il y a deux victimes, deux braves gens, deux
cœurs simples, qui ont laissé faire Dieu, tandis
que le diable agissait. Et l'on a même vu, pour le
lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble : un tribunal
français, après avoir laissé le
rapporteur charger publiquement un témoin, l'accuser de
toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a
été introduit pour s'expliquer et se
défendre. Je dis que cela est un crime de plus et que ce
crime soulèvera la conscience universelle.
Décidément, les tribunaux militaires se font une
singulière idée de la justice.
Telle est donc la simple vérité,
monsieur le
Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre
présidence une souillure. Je me doute bien que vous n'avez
aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier
de la Constitution et de votre entourage. Vous n'en avez pas moins un
devoir d'homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n'est
pas, d'ailleurs, que je désespère le moins da
monde du triomphe. Je le répète avec une
certitude plus véhémente : la
vérité est en marche, et rien ne
l'arrêtera. C'est d'aujourd'hui seulement que l'affaire
commence, puisque aujourd'hui seulement les positions sont
nettes : d'une part, les coupables qui ne veulent pas que la
lumière se fasse ; de l'autre, les justiciers qui
donneront leur vie pour qu'elle soit faite. Quand on enferme la
vérité sous terre, elle s'y amasse, elle y prend
une force telle d'explosion, que le jour où elle
éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si
l'on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus
retentissant des désastres.
Mais cette
lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de
conclure.
J'accuse le
lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir
été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire,
en inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite
défendu son œuvre néfaste, depuis trois
ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.
J'accuse
le général Mercier de s'être
rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus
grandes iniquités du siècle.
J'accuse le
général Billot d'avoir eu entre les
mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir
étouffées, de s'être rendu coupable de
ce crime de lèse-humanité et de
lèse-justice, dans un but politique et pour sauver
l'état-major compromis.
J'accuse le
général de Boisdeffre et le
général Gonse de s'être rendus
complices du même crime, l'un sans doute par passion
cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de
corps qui fait des bureaux de la guerre l'arche sainte, inattaquable.
J'accuse le
général de Pellieux et le commandant
Ravary d'avoir fait une enquête
scélérate, j'entends par là une
enquête de la plus monstrueuse partialité, dont
nous avons, dans le rapport du second, un impérissable
monument de naïve audace.
J'accuse
les trois experts en écritures, les sieurs
Belhomme, Varinard et Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et
frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les
déclare atteints d'une maladie de la vue et du jugement.
J'accuse les bureaux
de la guerre d'avoir mené dans la
presse, particulièrement dans l'Eclair
et dans l'Echo de Paris, une campagne abominable,
pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.
J'accuse enfin le
premier conseil de guerre d'avoir violé le
droit, en condamnant un accusé sur une pièce
restée secrète, et j'accuse le second conseil de
guerre d'avoir couvert cette illégalité, par
ordre, en commettant à son tour le crime juridique
d'acquitter sciemment un coupable.
En portant ces accusations, je n'ignore pas que je
me mets sous le coup
des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui
punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que
je m'expose.
Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les
ai jamais
vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que
des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte
que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour
hâter l'explosion de la vérité et de la
justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au
nom de
l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma
protestation enflammée n'est que le cri de mon
âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et que
l'enquête ait lieu au grand jour !
J'attends.
Veuillez
agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon
profond respect.
ÉMILE
ZOLA